MJ et BurnOut



























Pendant longtemps, je n’ai rien écrit sur le JdR, parce que pendant longtemps, je n’en ai fait qu’à contrecœur, avant de même m’arrêter complètement.

Fort heureusement, cette période arrive à son terme, et à défaut de recommencer à jouer de suite, je reviens déjà au moins prendre la plume ; et puisque ce blog s’appelle quand même (d)20 ans DERRIERE l’écran, il est justement temps que je m’intéresse à ce qui peut s’y passer, derrière cet écran.

Aujourd’hui, bienvenue dans la tête du MJ qui déraille !

Il y a de nombreuses choses qui peuvent pousser un meneur de jeu au mythique burnout, et ces derniers temps, j’ai vu fleurir le sujet de ci de là dans de nombreux forum de la communauté, presque à croire qu’en ces temps de crise, c’est le nouveau Zeitgeist.

Alors sans attendre, plongeons en détails dans deux des plus grandes facettes du rôles de MJ, et voyons comment celles-ci peuvent mal tourner…




Narcisse, ou le miroir brisé


En étant honnête une seconde, sous une forme ou une autre, il y a une certaine autosatisfaction à remplir le rôle de meneur de jeu. Bien que la toute-puissance vantée soit relative (à moins de s’aliéner très vite un groupe de joueurs après l’autre et, franchement, de ne pas présenter grand intérêt), on peut réaliser le fantasme ultime de devenir le démiurge, le créateur, et l’interprète de son propre univers, des sphères célestes jusqu’au moindre habitant. Et lorsqu’on vibre à l’unisson avec sa création, lorsqu’on connaît ces moments d’épiphanies où l’improvisation, la réponse des joueurs, le travail de préparation et son propre imaginaire rentrent en parfaite symbiose, il y a là une euphorie scénique digne de celle que décrivent tous les artistes quand ils parlent de la vraie fièvre de création, celle qui possède et transporte, et qui laisse une empreinte indélébile, la sensation d’être accompli, un je ne sais quoi de grandiose parfaitement intimiste. Et même si ces grands moments correspondent souvent à des envolées épiques que toute la tablée peut partager, il y a pour le meneur de jeu une petite part égoïste, qui n’appartient qu’à lui, plus ou moins assumée, de pouvoir se dire « c’est moi qui l’ai fait », même si le JdR est un sport collectif. Et c’est un peu son droit aussi, sa récompense dans son petit coin de table.

Mais si le meneur se voit, en toute logique, il se juge aussi, avec le même degré de conscience ou d’inconscience d’ailleurs. Et cette part de plaisir solitaire peut tourner à l’onanisme lassant s’il ne se trouve plus d’écho pour se sentir renouvelé, ou s’il perd goût à sa propre création. Et alors, presque comme dans le mythe, il en devient aussi sourd à la réponse des autres, l’appréciation de ses joueurs pour son travail ne lui rapporte guère de salut ; ses univers lui laissent un goût d’amer, d’inachevé.
Il peut avoir l’impression de ne plus se renouveler, ou d’avoir raconté tout ce qu’il avait à dire sur les sujets sur lesquels il se pensait inépuisable, à se demander s’il s’est dégoûté lui-même de ses propres passions et centres d’intérêt.
La mécanique de base est toujours là, en fait elle fonctionne même ad nauseam, avec la capacité de reproduire apparemment à l’infini ce qui est ressenti comme du prémâché mille fois ressassé, mais la sensation est celle d’un vide constant, plus du tout celle de l’accomplissement tant désiré.
J’ai lu que beaucoup de créatifs, notamment des scénaristes ou des musiciens, pouvaient traverser des périodes de ce genre, d’avoir l’impression d’avoir fait le tour d’eux-mêmes au point de ne plus rien avoir à donner de neuf.

De ce gouffre, comme du suivant que nous verrons dans quelques instants, point de sortie miraculeuse ; mais l’impulsion qui peut faire renaître la flamme peut venir de l’imprévu, de l’extérieur, ou d’une bouffée d’air frais, et aura certainement plus de chance de se produire en prenant un peu de distance avec la routine et les habitudes, même ponctuellement. Et en ayant la tête ailleurs, on voit une nouveauté, une idée naît de rien, ou un vieux projet ressort d’un tiroir poussiéreux, et la braise reprend, peut-être très doucement au départ. Mais en tout cas, que la route soit courte ou plus longue, elle remonte la pente et le feu peut reprendre…

Et puis, il y a les joueurs qui attendent…





Du pain, du vin, et des jeux !


Les joueurs sont l’essence vitale du meneur de jeu, parce que sans eux, il n’existe tout simplement pas. On peut toujours s’assoir devant un miroir et se raconter des histoire (et ça peut être une forme de loisir très enrichissante aussi, mais ça n’est pas le sujet), mais là, on parle tablée de JdR. Donc on parle JOUEURS !


Ils sont là, ils viennent à vous avec leurs persos, leur temps, leur attention, leur imagination, et ensemble, vous tous, ensemble, vous allez tricoter une histoire.
Quand tout se passe bien, c’est cette alchimie qui fait du jeu de rôle un des loisirs les plus uniques au monde ; à travers l’échange d’imaginaires, on en vient à trouver et créer une histoire qu’AUCUN des intervenants n’aurait pu imaginer seul, une histoire qui a plus de sens, de matière et de vécu que ce que chacun a apporté séparément. Avec le meneur comme pivot, arbitre et balancier, les uns peuvent rebondir sur les autres, et par le miracle de la narration, l’ensemble devient plus grand que la simple somme des parties, jusqu’à former l’expérience incroyable pour laquelle on revient chaque semaine (ou aussi souvent qu’on peut) depuis maintenant 40 ans.

Mais les joueurs amènent aussi autre chose, et c’est quelque chose avec quoi le meneur, en temps normal, n’a qu’à jongler un peu, pour être sûr de rendre l’expérience définitivement satisfaisante pour tout le monde ; les joueurs amènent des attentes.
Elles sont plus ou moins claires, et en général, plus elles le sont, plus c’est simple.
Quand la moitié de la table entonne joyeusement le célèbre « Baston, baston, baston ! » en chœur, le sourire aux lèvres, le poing levé, le message est clair.
Quand un autre joueur dit clairement « Je n’ai pas envie que mon perso soit impliqué là-dedans », ça fait ça de plus à gérer, mais si la tablée arrive à en faire son affaire, c’est vite réglé aussi.
Et puis parfois, c’est plus compliqué. Certains ont une certaine idée d’ambiance en tête, d’autres en ont une radicalement opposée, et personne ne s’est concerté avant qu’on en arrive soudain à des décisions de personnages drastiquement contradictoires.
Les tablées historiques de Donjons et Dragons sont tristement célèbres pour ce problème concernant l’interprétation des alignements de personnage par exemple, encore à ce jour.

Et là, soudain, c’est le meneur qui se retrouve à devoir trancher, répondre, argumenter, souvent à mettre le jeu en pause, pour résoudre le problème.
Ce genre de chose arrive.

Puis ce genre de chose peut se reproduire.

Et parfois, à une tablée de joueurs pourtant habituels, des problèmes peuvent s’installer, lentement, durablement, et n’être résolus ponctuellement à chaque fois que pour ressurgir avec plus de force une fois suivante, sans jamais qu’on ne se rende compte qu’en fait, il y a un motif sous-jacent, qu’un mal permanent est en train de prendre racine.
Et pourtant, inconsciemment, on le perçoit, parce-que les attentes ces joueurs deviennent sources d’angoisse, parce que l’on en vient à craindre les contradictions, les zones potentiels d’incidents dans les scénarios, et que soudainement, ce n’est plus le partage qui prime lorsqu’on regarde ces joueurs pardessus l’écran en prenant la bouffée d’air pour la première phrase d’introduction de la partie, celle qui doit couper court aux bavardages anodins ; c’est le stress qui saisit les tripes, la boule au ventre, celle qui coupe l’inspiration et brise la voix qui devrait être ferme et enthousiaste.

Et tôt ou tard, le meneur laisse le jeu s’effondrer sous l’effort que représente cette première inspiration, parce qu’elle marque tout le reste de la partie, et que le lien avec les joueurs est en fait coupé, que le partage ne se fait plus. Il n’y a plus de somme, plus de partie, et encore moins d’ensemble, juste un enchaînement d’échanges singuliers jusqu’à épuisement du stock. C’est la mort même du concept du JdR.
La vitesse à laquelle cela se produit dépend juste du degré de conscience du meneur, de son endurance, et de la patience des joueurs impliqués avant que quelque chose n’explose de toute façon.

Et là non plus, pas de solution miracle si le point de rupture est atteint.
Autant d’après mon expérience personnelle que d’après les nombreux témoignages que j’ai lus, rares sont les tablées qui se relèvent intactes d’une telle chute, et il y a en général beaucoup de changement dans l’air après que les abcès aient été crevés.
Mais c’est aussi là que notre activité déborde sur son aspect humain, celle de gens qui jouent ensemble, et comme toute activité de groupe, elle pousse les individus à se rencontrer en tant que tels, et parfois avec le temps, à se découvrir dans leur nature et leur évolution de caractère. Et on le sait tous, même depuis les jours patinés de nostalgie de nos cours d’école, entre humains, ce n’est jamais si simple que ça.

Apprendre à grandir, à vivre ensemble, ou parfois à se quitter fait partie intégrante d’une école de la vie dont nous croyons parfois à tort que le JdR est une des rares exceptions.













Je pense que je suis loin d’avoir fait le tour de ce qui peut provoquer un profond sentiment de fatigue chez un meneur de jeu, mais j’ai l’impression que j’ai touché ici peu ou prou les deux points essentiels que sont la créations et l’échange.
Le fait qu’aujourd’hui, plus que jamais, nous naviguions quelque part entre un âge d’or et de déchéance pour la culture geek, que le marché du JdR soit dans une telle mutation qu’il en soit devenu incompréhensible économiquement, que les licences les plus iconiques de notre jeunesse ressurgissent sous de nouvelles formes auréolées de polémiques infinies au point de nous y faire perdre notre « unité de corps » de l’époque où NOUS (et West End Games) étions l’Univers Etendu d’une certaine Galaxie Très Très Lointaine, et que diable sais-je encore… tout cela, je le laisse volontiers à ceux qui chroniquent l’actualité avec plus de finesse que moi.

Sur ce, je rends la plume, mais promets cette fois de revenir à nouveau sous peu.








Car d(20)ans est de retour.

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